Dans nos sociétés de plus en plus cosmopolites, de nombreux enfants grandissent entourés de plusieurs langues : celles de leurs parents, de leur entourage, de l’école… Ce plurilinguisme et multiculturalisme, où l’enfant passe d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, selon le contexte, devient peu à peu la norme. Est-ce un atout pour le développement de l’enfant ? Ou un défi entre opportunités multiples et ajustements nécessaires ?

≃ 2/3
de la population mondiale est plurilingue. (1)
75
langues sont reconnues officiellement par la France sur son territoire (24 en métropole, 45 en Outre-mer). (1)
Près de 21 %
des enfants naissent dans un couple de parents mixtes. (1)
Famille de trois personnes

Les atouts d’un environnement multiculturel

Des facilités d’adaptation renforcées

De nombreuses recherches en sciences cognitives montrent que le bilinguisme, dès le plus jeune âge, et même in utero, stimule certaines régions du cerveau, notamment celles impliquées dans la planification, la résolution de problèmes et la gestion de tâches complexes. Dans son ouvrage La puissance des bébés, Nawal Abboub2, docteure en sciences cognitives à l’université Paris-Cité, décrit une expérience marquante menée avec des enfants de moins de 4 ans, bilingues et monolingues. Lors de ce test, une marionnette apparaissait d’abord d’un côté de l’écran, puis changeait soudainement de position. Les enfants monolingues montraient des signes de confusion alors que les enfants bilingues s’ajustaient rapidement et anticipaient correctement la nouvelle direction du regard. Ce résultat illustre la meilleure adaptation des enfants bilingues à des situations nouvelles.

 

L’intérêt pour la nouveauté chez les bébés bilingues pourrait être dû à l’environnement bilingue plus diversifié et plus riche que celui des monolingues, exigeant de ce fait un mental plus flexible et plus attentif 3

Ranka BIJELJAC Psycholinguiste, MC-HDR à l’université de Poitiers, et Laboratoire de psychologie de la perception (CNRS/université Paris-V)

 

Un enrichissement social et culturel

Sur le plan culturel, l’exposition à deux langues signifie également l’accès à deux pôles de valeurs, de traditions et de récits différents. L’enfant bilingue apprend ainsi à naviguer entre des univers distincts, ce qui stimule sa tolérance et élargit sa vision du monde. Comme le disait le cinéaste italien Frederico Fellini : « une langue différente est une vision différente de la vie ! ».

Sur le plan social, cette double compétence linguistique permet une plus grande souplesse et une plus grande efficacité dans les interactions : l’enfant multilingue est souvent plus compétent pour établir des liens, se faire des amis ou encore se sentir à l’aise dans des groupes diversifiés. Le bilinguisme contribue également à renforcer la cohésion familiale : il permet à l’enfant de communiquer avec plusieurs générations (grands-parents, oncles et tantes, cousins…) dans leur langue d’origine, ce qui renforce son sentiment d’appartenance identitaire. Comme le souligne Hawa Camara4, psychologue clinicienne, le bilinguisme et le multiculturalisme représentent une richesse cognitive et affective. Valoriser la diversité linguistique, notamment dans le cadre scolaire, permettrait d’optimiser les chances de réussite pour tous les enfants.

 

Avec une langue, se transmet tout un système de valeurs, d’attitudes, de comportements, de façons de s’exprimer, de traditions, de proverbes, chansons, berceuses qui nous donnent à voir le monde d’une certaine façon. Si l’on ajoute la littérature, l’histoire, les rituels associés à chaque langue, il est évident qu’en utilisant une langue nous entrons dans un univers unique, une façon particulière de voir et d’interpréter le monde5.

Vannina BOUSSOUF Directrice du Primaire au Lycée français de New York

 

Un langage du corps propre à chaque langue

L’étude menée par Mylène Augier6, docteure en psychologie, auprès de bébés d’âge préverbaux (2-5 mois) et de leurs mères martiniquaises, a montré que les mères bilingues français-créole ont tendance à augmenter la fréquence des contacts tactiles avec leur bébé lorsqu’elle passe de la langue française à la langue créole dans un contexte de chant. Elles changent alors de style interactif en balançant plus souvent leur bébé au rythme de la chanson. Il y aurait des manières implicites de se servir de son corps et qui sont culturellement spécifiques et transmises en observant et en interagissant tous les jours les uns avec les autres. Ce qui est novateur dans cette étude, c’est d’avoir montré que le bilinguisme est associé aux techniques du corps, très tôt dans la vie et avant l’apparition du langage. Le passage d’une langue natale à l’autre s’accompagne donc de changements de « techniques du corps » : des variations qui enrichissent les interactions. 

 

Le corps est la première pratique culturelle de tout locuteur, la mémoire de sa culture, acquise et non apprise.7

Alex CORMANSKI Enseignant et formateur d'enseignants de français langue étrangère

Petite fille pensive

Les craintes en lien avec le plurilinguisme

Un délai dans certaines compétences langagières

Avant tout, il faut rappeler que le développement langagier varie considérablement d’un enfant à l’autre. Néanmoins, on observe souvent chez les enfants bilingues ou multilingues un décalage modéré et transitoire dans certaines dimensions du langage, comme le vocabulaire ou la fluidité. Ce phénomène s’explique par une distribution de l’exposition linguistique entre plusieurs langues. Une fois les deux langues combinées, Mylène AUGIER, docteure en psychologie, rappelle que de nombreux chercheurs (Clark, 1987 ; Pearson, Fernandez et Oller, 1995) ont démontré que le nombre total de mots connus par les enfants bilingues s’avère être comparable à la quantité de mots connus par les enfants monolingues.

Selon la chercheuse, une autre erreur est de considérer que le mélange des langues, autrement dit le code switching, est un indicateur de difficulté d’apprentissage ; le passage d’une langue à l’autre dans une même conversation, en utilisant plusieurs langues, est en réalité un signe que les bilingues ont une plus grande de flexibilité cognitive que les monolingues. Les travaux des chercheuses Marie-Thérèse Le Normand (Inserm) et Sophie Kern (CNRS)3, menés dans le cadre du programme de recherche-action Parler Bambin auprès de jeunes enfants en crèche, soulignent que le bilinguisme, en tant que tel, ne constitue pas un facteur de risque pour le développement langagier. En revanche, tout comme chez les enfants monolingues, des retards peuvent apparaître en cas de conditions sociales défavorables et lorsque l’environnement ne stimule pas suffisamment le langage.

 

Les enfants élevés de manière bilingue ne commencent pas à parler plus tard que les enfants monolingues. Comme à tous les niveaux et dans tous les domaines, il y a une grande variabilité inter-individuelle. Au terme des cinq premières années de vie, nécessaires à l’acquisition des bases du langage oral, l’enfant bilingue et l’enfant monolingue arrivent au même point excepté qu’un des deux est bilingue et l’autre pas.8 

Annick COMBLAIN Docteure en Logopédie (orthophonie) de l’Université de Liège

 

Un risque de mutisme sélectif

Certains contextes peuvent engendrer un mutisme sélectif : l’enfant communique dans sa langue d’origine à la maison, mais reste silencieux à l’école ou en société, remarque Francine Couëtoux-Jungman9, docteure en psychologie. Ce phénomène peut se produire lorsque la langue familiale est isolée ou peu valorisée en dehors du cercle privé, ou encore lorsque les parents se sentent en insécurité linguistique, ne maîtrisant pas bien la langue du pays d’accueil. Il peut se produire aussi lorsque les parents tentent d’imposer cette langue nouvelle à l’enfant comme unique mode de communication, afin de favoriser son intégration. En revanche, d’après Patton Tabors10, auteure du livre One child, two languages, une période non-verbale peut durer jusqu’à six mois dans l'acquisition d'une seconde langue chez les jeunes enfants. Il s’agit d’un temps d’observation et de mise en confiance. Si le mutisme perdure, un accompagnement spécifique peut être envisagé.

 

Il faut faire preuve de patience et de bienveillance dans l’apprentissage d’une langue. À chacun son rythme ! La langue natale reste un socle de sécurité et de référence. Il reste difficile de s’en éloigner. Les chercheurs (Mampe & al., 2009) ont mis en évidence que les variations d’intonation des pleurs de nouveau-nés allemands et ceux de nouveau-nés français ont déjà les contours mélodiques de leur propre langue maternelle, d’autres chercheurs (Kinzler & al., 2007) ont démontré que dès l’âge de 5-6 mois, les bébés préverbaux préfèrent regarder une personne qui parle leur langue natale, qu’autour de 10 mois, les bébés préfèrent prendre un jouet donné par un locuteur natif de leur langue natale et qu’à 5 ans, ils préfèrent être ami avec un locuteur natif ayant également un accent propre à leur région d’origine6.

Mylène AUGIER Mylène AUGIER Docteure en psychologie

Sept enfants souriants

Multilinguisme : les conditions pour réussir au mieux

Les attitudes qui favorisent l’apprentissage d’une autre langue 11

Faire preuve de patience

L’acquisition d’une seconde langue demande du temps : il faut entre 3 et 7 ans pour qu’un enfant atteigne un niveau comparable à sa langue maternelle. Il s'agit d'un processus lent, nécessitant de la constance.

Veiller à une exposition régulière et prolongée

Un enfant doit entendre une langue (dans un langage qui lui ait adressé) au moins 30 % de son temps d’éveil pour développer un réel bilinguisme. Des blocs d’exposition longs (ex. : 5 heures continues par semaine) sont plus efficaces qu’une heure par jour, car ils permettent d’approfondir les apprentissages après un temps d’adaptation.

Montrer l’utilité dans la vie quotidienne

Un enfant n’apprendra pas une langue s’il ne voit pas à quoi elle sert. Il faut lui offrir des occasions réelles d’usage (ex. : parler avec un grand-parent, utiliser la langue lors d’un voyage, comprendre un livre ou un film).

Proposer des interactions sociales variées

Partout dans le monde, il existe un répertoire de chansons (des comptines et des berceuses) qui s’adressent spécialement aux enfants, Mylène Augier6, docteure en psychologie, propose d’optimiser le bilinguisme en suggérant aux professionnels de crèche d’interpréter aux enfants des chansons infantiles dans différentes langues. Ils peuvent également inviter les parents bilingues à chanter des chansons aux enfants. Il n’est pas nécessaire de porter la tenue traditionnelle, ni de baliser des journées pour cela, puisqu’en adressant aux enfants régulièrement des chansons dans leurs langues natales, les professionnels favorisent le bilinguisme et le multiculturalisme.


 

L’enfant tire plus de bénéfices d’une expérience linguistique authentique, que d’une expérience via des écrans. C’est la qualité de l’interaction sociale qui s’avère déterminante pour le développement des compétences linguistiques ! Devant un écran, même dit “interactif”, l’enfant reste généralement isolé du sens profond du langage. Plusieurs études (Kuhl & al., 2003 ; Lytle & al., 2018) montrent d’ailleurs que c’est la présence d’un adulte ou d’un enfant du même âge accompagnant l’enfant pendant le visionnage de contenus en langue étrangère qui favorise une réelle appropriation du langage. Dans cette situation, le partenaire social est un médiateur actif, qui explique, favorise une meilleure attention, qui reformule et met en contexte les propos entendus à l’écran6.

Mylène AUGIER Mylène AUGIER Docteure en psychologie

 

La langue maternelle, toujours à valoriser

Gaid Evenou3, chargée de mission pour le plurilinguisme à la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, rappelle que le plurilinguisme a longtemps été perçu avec méfiance en Europe, notamment à partir du XIXe siècle. À cette époque, les États ont cherché à renforcer l’unité nationale autour d’une langue unique. Le bilinguisme précoce était alors considéré comme un obstacle à l’acquisition de la langue dominante et à l’intégration sociale. Aujourd’hui, il apparaît plutôt que reconnaître les compétences linguistiques, même partielles, des enfants dans leur langue maternelle est bénéfique. 

Les parents n'ont pas besoin de remplacer leur langue natale pour interagir avec leur enfant, souligne Mylène Augier6, docteure en psychologie. Ils doivent utiliser la langue ou les langues qu’ils connaissent, avec laquelle ils sont le plus à l’aise. Cette langue est celle qui transmettra le plus d'éléments pour pouvoir interagir avec les autres et rentrer dans les apprentissages. À l’inverse, ignorer la langue et la culture d’origine de l’enfant est une façon de nier une part de son identité, ce qui peut compromettre son bien-être et son développement. Sur le plan clinique, il est parfois observé l’émergence d’une identité culturelle clivée chez certains adultes qui ont eu une interdiction à parler une langue : ils peuvent porter un regard péjoratif et ambivalent sur les locuteurs natifs de la langue interdite tout en ayant un regard valorisant sur les locuteurs natifs de la langue valorisée ou inversement.

 

Généralement, nous valorisons ou nous dévalorisons notre propre langue natale en la comparant aux autres langues. Les critères de valorisation ou de dévalorisation sont encore à clarifier, mais ils incluent notamment le contexte socio-historique d'émergence des langues, le contexte politique et économique du pays où on parle ces langues, et également la reconnaissance internationale en tant que langue. Par exemple, les bilingues français-créole originaire de la Martinique ne se considèrent pas forcément comme bilingues mais plutôt comme étant des monolingues français, ils auraient plutôt tendance à penser qu’il est nécessaire d’apprendre une langue supplémentaire telle que l’anglais pour devenir bilingue !6

Mylène AUGIER Mylène AUGIER Docteure en psychologie