Violences sexuelles sur mineur.e.s : une « véritable rupture » dans les années 1980
Intitulée « Les violences sexuelles sur les mineur.e.s de moins de 15 ans en France : pratique judiciaire et sensibilités », la thèse de Zélie Pemerle, menée à l’université Versailles-Saint-Quentin (université Paris-Saclay), s’inscrit dans une historiographie émergente depuis les années 1990. Elle entend ainsi pallier le vide de connaissances historiques sur les violences sexuelles sur enfants durant la seconde moitié du 20e et le début du 21e siècles. Cette thèse se nourrit d’un vaste corpus de sources judiciaires, avec des centaines de dossiers d’instruction de procédure en cours d’assises et en cours d’appels, issus de cinq départements situés dans toute la France.
Entretien avec Zélie PEMERLE
Qu’est-ce qui vous a conduite à travailler sur ce sujet « violent et douloureux », pour reprendre vos termes ?
En tant que scientifique, il y a un vide historiographique à combler : c’est une première raison. Plusieurs travaux ont déjà porté sur le 19e siècle et le début du 20e siècle, mais je suis une des premières vingtièmistes à travailler sur les violences sexuelles sur mineur.e.s depuis les années 1940.
Cela implique une prise de distance parfois difficile. En effet, la plupart des victimes et des auteurs des dossiers de procédure (étalés entre 1940 et 2003) qui constituent mes sources sont toujours vivants. Je suis naturellement soumise au secret professionnel, mais il m’arrive de songer à certaines victimes en me demandant si elles ont survécu. En outre, beaucoup de victimes sont nées la même année que ma mère ou ma grand-mère ; ou portent les prénoms de proches ; les lieux me sont parfois familiers. Bref, la distance est plus facile à maintenir avec un travail portant sur une temporalité plus ou moins éloignée de la nôtre !
Par ailleurs, je suis militante, féministe, sensible aux violences sexuelles, autant de raisons qui m’ont orientée vers ce sujet. Ce n’est pas un choix qu’on effectue à la légère : il m’amène à lire tous les jours le compte-rendu de violences et viols et agressions sur des enfants de 18 mois à 15 ans.
Il y a sans doute aussi un « effet réparation » dans mon choix, conforté par la réaction des personnes avec lesquelles je m’entretiens de mon sujet de thèse : les violences sexuelles sur mineur.e.s, ce n’est pas qu’un champ d’étude, c’est un vrai phénomène social et sociétal.
Quels éléments comprennent les dossiers d’instruction qui vous servent de sources, et a-t-il été difficile d’y accéder ?
L’accessibilité des sources, dans le cas de mon sujet de recherche, constituait en effet un enjeu majeur : le code du patrimoine prévoit que l’accès aux archives, pour les dossiers judiciaires avec violences sexuelles sur mineur.e.s, n’est possible qu’à l’issue d’un délai de cent ans. Grâce à l’aide des archivistes de chaque centre, à l’appui de ma directrice de thèse, et au fait que ma recherche est de niveau doctoral, j’ai pu obtenir des dérogations préfectorales me donnant accès à ces sources. Les démarches, en revanche, sont longues.
Issues de cinq départements, ces sources sont assez disparates et dépendent des versements effectués par les tribunaux. Par exemple, pour Lille, les dossiers vont jusque dans les années 1980 ; pour Marseille, jusqu’au début des années 2000 ; à Bordeaux, hélas, beaucoup de dossiers antérieurs à la décennie 1960 ont brûlé.
Mais si ces sources sont hétérogènes, elles sont très riches. En effet, je travaille sur des dossiers de procédures d’une durée moyenne de deux ans, relatives à des viols, attentats à la pudeur et violences sexuelles. Ils comportent les réquisitoires, les expertises médico-légales et psychiatriques, les interrogatoires, rapports des assistantes sociales, soit des sources institutionnelles de gendarmerie, police et justice. Mais aussi des « ego-sources », par exemple les dessins réalisés par les enfants dans les cabinets des psychiatres, des échanges de lettres (éventuellement érotiques) ou de lettres familiales entre enfants et parents. Parfois même s’y trouvent des dossiers de photos, que je préfère d’ailleurs éviter de consulter. De manière générale, les enquêtes sont plus étoffées au cours des années les plus récentes.
Que retirez-vous des premiers résultats livrés par votre recherche (surreprésentation des filles, jeune âge des victimes, ampleur des conséquences sur le quotidien des enfants victimes…) ? Confirment-ils vos hypothèses ?
Je n’avais pas d’hypothèse particulière en débutant ce travail. Toutefois, parmi les premiers résultats tangibles, se trouve la surreprésentation de l’inceste et des violences intrafamiliales. Je dispose aussi de premiers résultats très institutionnels : durée moyenne des peines prononcées, âge moyen des victimes etc. Mais comme je n’ai pas encore achevé l’analyse de toutes mes sources, ces données pourront encore varier.
En revanche, je constate une rupture dans la prise en charge des enfants à partir des années 1980, après l’adoption de la loi du 23 décembre 1980 qui définit le viol et marque un véritable tournant dans l’organisation législative des violences sexuelles entre enfants et adultes. La parole de la victime d’agression sexuelle et de viol, et la parole de l’enfant, sont désormais mieux prises en compte ; et l’on considère que ces violences constituent des atteintes à l’intégrité ; peu à peu, on s’intéresse davantage au traumatisme souffert par l’enfant. Autre résultat : la surreprésentation écrasante des pères et des beaux-pères dans mon corpus de sources. Quelques rares exceptions : deux mères incestueuses – en lien avec leur mari – et quelques autres compagnes de pères incestueux, également. Autre constat qui semble émerger, mais reste à confirmer : à partir des années 1980, les garçons portent de plus en plus plainte ; et la loi sur la prescription de 1989 fait effet, puisque de plus en plus de victimes majeures portent plainte pour des faits subis lorsqu’elles étaient mineures.
Encore une fois : je dois traiter de très nombreuses données donc pour l’heure, je me garde de toute conclusion définitive. Les résultats pourront être confirmés une fois que le dépouillement sera achevé. Sans oublier que j’utilise un corpus de dossiers judiciaires de cinq départements et non pas de la France entière.
Quelles sont vos hypothèses sur l’évolution de la prise en charge judiciaire des violences sexuelles et l’évolution des sensibilités ?
Dans les années 1940, les crimes sexuels sur mineur.e.s étaient déjà jugés horribles – mais c’était alors au nom de la morale publique. La condamnation était surtout d’ordre social.
Au-delà, la condamnation des violences sexuelles sur les enfants n’est pas chose nouvelle : le médiéviste Didier Lett le montre dans ses travaux sur le sujet. De manière générale, la condamnation et l’appréhension du phénomène dépendent du rapport que les différentes sphères qui constituent la société (sociale, juridique, judiciaire, politique etc.) entretiennent avec ce sujet. Selon les époques, la place de l’enfant, de la sexualité, de la violence, de la victime, du coupable, varient : c’est la même chose pour ce phénomène.
En ce qui concerne les peines, au début de mon corpus les condamnations sont assez fortes ; à la décennie suivante, en revanche, les incarcérations sont moins nombreuses : cela est sans doute en lien avec la fin de la Guerre mondiale et le rejet de toutes formes d’emprisonnement. Une nouvelle évolution est notable à partir des années 1970 : les expertises psychiatriques deviennent obligatoires et la notion de traumatisme est mieux considérée.
Mais certains éléments manquent, dans mon corpus de sources, pour dresser un tableau exhaustif de l’évolution des sensibilités sur le thème. Ainsi, après la loi de 1980 relative à « la répression du viol et de certains attentats aux mœurs », le prononcé de peines de 10 à 15 ans de réclusion criminelle est assez courant. Mais parfois sont prononcés des acquittements ou des sursis. Et j’ignore pourquoi : les audiences des jurys se déroulent oralement ; le secret de l’audience est respecté ; les délibérés des jurés ne sont pas consignés. Donc, quoique parfois les dossiers se ressemblent, avec des viols qui se répètent durant plusieurs années, je n’ai pas moyen de comprendre pour quelles raisons, dans certains cas, des jurys acquittent et d’autres prononcent de longues peines de réclusion.
Je relève aussi, après 1985, une évolution plutôt positive. Une première femme ose évoquer l’inceste dont elle a été victime à la télévision française, en 1986, à visage découvert : Eva Thomas. La journaliste et réalisatrice Mireille Dumas aborde ouvertement le sujet de l’inceste dans ses émissions télévisées. Parfois, en regardant l’émission, des fillettes réalisent ce qu’elles vivent et en parlent à leurs mères, qui peuvent porter plainte. Certes, ce sont des initiatives individuelles, mais qui font « bouger les choses », doucement mais petit à petit, dans la seconde moitié des années 1980.