La philanthropie américaine a influencé les normes sanitaires et éducatives en France
En 2025, le Prix Honorifique Recherche pour l’Enfance a été décerné à Chloé Pastourel pour son doctorat en histoire contemporaine (Université Clermont Auvergne) consacré à « la philanthropie états-unienne et la protection de l’enfance en France ». Soit un sujet largement méconnu, celui de l’engagement philanthropique des Américains en faveur de l’enfance durant la Grande Guerre et après, dans notre pays mais aussi ailleurs en Europe, avec des institutions telles que le Comité américain des régions dévastées, la Croix-Rouge américaine etc.
Entretien avec Chloé PASTOUREL
Quelles étaient ces institutions ? Qui étaient leurs membres ?
Ces institutions étaient à la fois des comités gouvernementaux tels que l’American Red Cross ou Croix-Rouge américaine et des comités non-gouvernementaux comme le Commission for Relief of Belgium (CRB) devenu en 1919 l’American Relief Administration (ARA), le Comité américain des régions dévastées (Card), le French Heroes Lafayette Memorial Fund (FHLMF)… À côté de ces grandes organisations figuraient des comités plus spécialisés : le Goat Fund, de l’infirmière et sage-femme américaine Mary Breckinridge ; et enfin des partenaires opérationnels : YMCA, associations locales, comités franco-américains. Certaines initiatives relevaient de fondations ou de mécènes privés, à l’instar des familles Rockefeller et des donateurs individuels, tandis que d’autres combinaient action privée et coordination quasi-gouvernementale.
Leurs équipes mêlaient de grands mécènes et dirigeants politiques, des médecins, hygiénistes, pédiatres, infirmières et travailleurs sociaux, des juristes, des hommes de lettres et des élites locales. Beaucoup de volontaires étaient des femmes issues des milieux progressistes, notamment le libéral settlement movement. Elles ont constitué sur le terrain une véritable communauté d’expertes.
Quelle « croisade civilisationnelle » menaient-elles, pour reprendre vos termes ?
Leur « croisade civilisationnelle » s’inscrivait à la fois dans une logique biopolitique – il fallait préserver la « race », améliorer la santé publique, lutter contre la tuberculose, la grippe ou la malnutrition infantile – ainsi que dans une mission civilisatrice et démocratique. Ces organisations diffusaient une vision de la démocratie américaine fondée sur un individu sain, éduqué et responsable, perçu comme un rempart contre l’instabilité sociale et politique. Leur action humanitaire visait ainsi à reconstruire matériellement et moralement la société française, tout en affirmant l’influence des États-Unis dans l’ordre international d’après-guerre.
Quelles stratégies de communication et de levée de fonds ont-elles employées ?
Des moyens très divers ont été mobilisés pour cette « croisade civilisationnelle ». Formats émotionnels et visuels, tout d’abord : affiches et brochures opposant images de bébés joufflus (l’idéal) et d’enfants dénutris (l’appel pathétique) pour susciter les dons. Les comités se situaient dans une recherche de sensationnel.
Événements et expositions, ensuite, comme les « Expositions de l’enfance », les campagnes locales, fêtes sportives et spectacles pour fédérer les liens entre les bénéficiaires et les volontaires mais aussi bénéficier d’une plus grande visibilité.
Réseaux de masse, également, grâce à la mobilisation nationale et transatlantique, sur une large base de donateurs ; grâce aux souscriptions publiques, aux bourses et au mécénat.
Par ailleurs, cette philanthropie jouait d’un argumentaire scientifique et patriotique : valorisation des actions menées par les médecins et infirmières ; mise en avant de résultats concrets ; et présentation du don comme un acte civique et patriotique renforçant l’identité américaine.
Enfin, les partenariats locaux avec les autorités sur place, les associations et les universités ; ainsi que la rédaction de rapports internes visaient à convaincre les financeurs et à orienter les pratiques.
La philanthropie américaine « a eu un impact sur la reconstruction de la France, particulièrement dans le domaine de la protection de l’enfance », écrivez-vous. Lequel ?
Cet impact a été concret et durable sur plusieurs plans : infrastructures sanitaires et sociales (consultations infantiles, dispensaires, préventoriums, hôpitaux pour rapatriées, crèches, bibliothèques, camps et complexes sportifs) ; programmes nutritionnels (distributions de lait, goûters enrichis, recommandations alimentaires) ; et diffusion de protocoles de puériculture et d’hygiène auprès des mères. Il a aussi joué sur la professionnalisation des métiers du soin, grâce à la formation d’infirmières visiteuses et à l’appui apporté aux écoles d’infirmières, ce qui a contribué à la modernisation du secteur médico-social. En dernier lieu, cet impact a connu un ancrage local durable. D’ailleurs, certaines structures ont perduré avant d’être reprises par des institutions françaises, comme le préventorium de Chavaniac (Haute-Loire), héritier du FHLMF. Sur un plan plus général, la philanthropie américaine a accéléré la mise en place d’un maillage territorial de protection de l’enfance et influencé les normes sanitaires et éducatives.
Votre thèse s’intéresse aux représentations de l’enfance, en particulier, sur les affiches, celles de bébés joufflus ou, au contraire, dénutris, destinées à collecter des fonds. Quelle image de l’enfance ressort-elle de ces représentations ? Fait-elle écho à des représentations plus récentes de la petite enfance ?
Depuis la Grande Guerre, l’enfant se situe au cœur des actions humanitaires. Ses représentations sont duales et instrumentales, opposant l’enfant sain et joufflu (image d’un avenir à préserver) à l’enfant dénutri et angoissant (image culpabilisante et mobilisatrice pour la charité). Ces images visent à mobiliser la compassion et la responsabilité civique et légitiment l’intervention philanthropique.
Le polarité « enfant vulnérable/enfant épanoui » reste un ressort fréquent des campagnes humanitaires actuelles, mais leur rhétorique a évolué. Aujourd’hui on insiste davantage sur les droits de l’enfant, son agency (la capacité d’un individu à faire valoir ses droits) et l’éthique vis-à-vis de l’image, avec les enjeux du consentement et de la dignité qu’elle charrie. Les traits sensationnalistes présents durant et aux lendemains de la Grande Guerre, avec leur mise en scène extrême de la misère, se retrouvent parfois, mais sont désormais encadrés par des normes déontologiques.
Pour finir, pourriez-vous nous dire un mot de l’orphelinat du château de Chavaniac- Lafayette, et son rôle peut-être un peu inattendu dans votre parcours universitaire ? Quels autres éléments vous ont-ils orientée vers ce sujet ?
Le château de Chavaniac-Lafayette, château natal du marquis de Lafayette, a été racheté par un milliardaire écossais, John Moffat, durant la Grande Guerre. Son premier projet était d’en faire un musée consacré aux soldats américains engagés sur le front, afin d’établir un parallèle entre leur sacrifice et celui des soldats français durant la guerre d’indépendance américaine. Confronté aux bombardements parisiens, il décide finalement de transformer le lieu en orphelinat. Le FHLMF y implante en 1925 un préventorium en complément de l’orphelinat, faisant de Chavaniac un exemple particulièrement éclairant d’implantation durable d’une action philanthropique américaine en province.
Ce château illustre la manière dont certains lieux patrimoniaux ont été réaffectés à des usages médicosociaux et éducatifs pour devenir des centres d’intervention, de formation et d’expérimentation, notamment en matière de pédagogie et de soins préventifs. J’ai grandi à quelques kilomètres de ce château, mais j’ignorais totalement l’histoire du FHLMF et de John Moffat !
Durant les commémorations du centenaire de la Grande Guerre, j’ai découvert une carte postale avec une photo de Georges Clemenceau, alors président du Conseil et président d’honneur du FHLMF, devant le château, en compagnie d’orphelins. Cette image m’a profondément marquée et a constitué le point de départ de mon mémoire de Master, consacré pendant deux ans à l’étude du château. Ce lieu emblématique de la mémoire franco-américaine est ainsi devenu la porte d’entrée de mes recherches doctorales sur les actions philanthropiques américaines en France !