Comprendre et qualifier les « soins irrespectueux » du point de vue des femmes
Le thème des violences obstétricales est de mieux en mieux connu depuis plusieurs années, au point qu’il a été relayé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou le Conseil de l’Europe. Dans le cadre de sa thèse d’épidémiologie, la sage-femme Marianne Jacques a quant à elle montré que les « soins irrespectueux » à la maternité et durant l’accouchement sont courants, et néfastes à la santé mentale des mères. Pour prolonger ces résultats, elle consacre sa recherche postdoctorale, au Centre de Recherche en Épidémiologie et StatistiqueS (Inserm/Paris Cité/USPN/Inrae), à la compréhension des « violences obstétricales » : quels gestes ou attitudes les femmes vivent-elles comme telles ? Et quels liens ce vécu entretient-il avec la survenue d’une dépression postpartum (DDP) ? Son nouveau projet de recherche s’intitule : « Évaluation des soins irrespectueux vécus pendant l’accouchement chez les femmes ayant une dépression postpartum à partir de la cohorte participative ComPaRe dépression ».
Entretien avec Marianne JACQUES
Comment avez-vous été sensibilisée au sujet des « soins irrespectueux » et des « violences obstétricales » ?
Il y a plus de dix ans, durant mes études de sage-femme, j’ai été témoin de comportements de soignants que je trouvais parfois inappropriés. Cela m’a sensibilisée très tôt à la question du respect et de la bienveillance envers les femmes. Plus tard, en parcourant les témoignages des femmes sur les réseaux sociaux, j’ai voulu mieux comprendre leurs attentes vis-à-vis des soignants lors de l’accouchement. Mon engagement sur le plan scientifique est né un peu plus tard, lorsque ma directrice de thèse, Camille Le Ray, professeure d’obstétrique et de gynécologie, m’a proposé de consacrer mes travaux d’épidémiologie aux soins irrespectueux en maternité et à leur lien avec la dépression du post-partum. Elle avait en effet souhaité intégrer des questions sur ce sujet dans l’édition 2021 de l’Enquête nationale périnatale. Ces recherches ont été assez précurseurs, car elles nous ont permis d’étudier pour la première fois à l’échelle nationale la fréquence et les déterminants des soins irrespectueux en maternité dans un pays à hauts revenus : une avancée majeure pour leur compréhension et leur prévention.
Pourquoi vous interroger sur les actes concrets que recouvrent les termes de « soins irrespectueux » ou « violences obstétricales » ? Ne sont-ils pas d’ores et déjà répertoriés ?
S’il existe des classifications des maltraitances dans les soins en maternité dans les pays à bas revenus, la question reste beaucoup moins explorée dans les pays à hauts revenus. La reconnaissance même de l’existence de soins irrespectueux y est récente, car on a longtemps considéré que ce problème ne nous concernait pas. Par ailleurs, le débat demeure vif sur la terminologie, le terme de « violences obstétricales » restant controversé, tant dans la littérature scientifique que dans le débat public. Or dans les pays à hauts revenus, nous disposons de peu de données quantitatives, issues du vécu des femmes elles-mêmes, sur les comportements perçus comme irrespectueux en maternité. Bien évidemment, cette perception comporte une dimension subjective fortement influencée par le contexte socio-culturel et les attentes des femmes vis-à-vis du soin, mais aussi par le contexte de la naissance. Il est donc difficile d’établir une liste exhaustive des comportements pouvant être considérés comme irrespectueux. C’est tout l’intérêt du projet de recherche intitulé « Insight-PPD » : non pas tout recenser, mais identifier les situations le plus souvent vécues comme irrespectueuses et comprendre quel terme les femmes jugent le plus juste pour décrire leur expérience.
Quelle est leur réalité aujourd’hui ? Quelles pistes vous semblent-elles les plus prometteuses pour les réduire ?
Dans l’Enquête nationale périnatale 2021, une femme sur quatre rapporte avoir vécu, pendant l’accouchement ou le séjour en maternité, des paroles, gestes ou attitudes de soignants qui l’avaient choquée, blessée ou mise mal à l’aise. Ces chiffres soulignent que les soins irrespectueux restent une réalité importante, même si nous devons poursuivre ces analyses pour en suivre l’évolution dans le temps. Les données actuelles demeurent globales : nous manquons encore d’informations précises sur ce que les femmes considèrent concrètement comme « inapproprié ». Pour améliorer les pratiques, il est essentiel de comprendre en détail ces situations : c’est précisément l’un des objectifs du projet « Insight-PPD », qui comporte un volet qualitatif pour inviter les femmes ayant connu une dépression périnatale à exprimer les changements souhaitables dans leur prise en charge en maternité. Ces résultats permettront de concevoir des interventions ciblées et adaptées, afin d’agir concrètement sur les comportements et la culture des soins.
Quelle est la plateforme de recherche collaborative ComPaRe dépression et en quoi vous aidera-t-elle à mener à bien votre recherche ?
ComPaRe, pour « Communauté de Patients pour la Recherche », est une e-cohorte collaborative portée par l’AP-HP et l’Université Paris Cité. Elle réunit plus de 50 000 adultes atteints de maladies chroniques, suivis régulièrement grâce à des questionnaires en ligne permettant de recueillir leurs données de santé et le vécu de leur maladie. L’idée de ComPaRe est d’inclure les patients dans la recherche dès la conception des études : les patients sont volontaires pour contribuer à la recherche, ce qui rend la cohorte très riche. La sous-cohorte ComPaRe Dépression, lancée en novembre 2023 sous la direction de la psychiatre et chercheuse Astrid Chevance, est la première e-cohorte francophone ouverte à toutes les personnes ayant vécu ou vivant une dépression. Son objectif est d’accélérer la recherche sur les troubles dépressifs en intégrant pleinement la perspective des patients pour en améliorer la compréhension, le diagnostic et la prise en charge.
Dans le cadre de l’étude « Insight-PPD », les femmes inscrites dans ComPaRe Dépression ayant vécu une dépression périnatale seront invitées à répondre à un questionnaire spécifique sur leur expérience de l’accouchement, du séjour en maternité et d’éventuels soins vécus comme irrespectueux. Celles qui le souhaiteront pourront également participer à un volet qualitatif, consistant en un entretien individuel avec une sociologue spécialiste de ces questions. Cette étude a été coconstruite avec des représentantes d’usagères pour la rendre la plus pertinente possible. ComPaRe constitue ainsi un outil unique de recherche participative, permettant de donner la parole aux femmes concernées. C’est cette approche collaborative et centrée sur les patientes qui fait de ComPaRe un support idéal pour le déploiement du projet « Insight-PPD ».
Vous avez séjourné en Suède en 2024 et dispensé des formations dans plusieurs maternités en France. Quel vous semble être l’état d’esprit des soignants ?
Globalement, les soignants en France sont aujourd’hui beaucoup plus sensibilisés à ces questions. Dans plusieurs maternités, une véritable réflexion s’est engagée, notamment autour du consentement aux soins et de la communication avec les femmes. Cette prise de conscience est essentielle, car la majorité des soins irrespectueux sont involontaires, liés davantage à des habitudes, biais implicites ou à des contraintes organisationnelles qu’à une volonté de nuire. On observe donc une dynamique positive depuis quelques années.
Cependant, certains freins structurels et culturels persistent et continuent d’entraver une prise en charge pleinement respectueuse et bienveillante. C’est tout l’enjeu de poursuivre la recherche et de concevoir des interventions concrètes, ciblées et efficaces. Il faut aussi diffuser plus largement les résultats scientifiques sur les liens entre soins irrespectueux et santé mentale maternelle. En effet, la très grande majorité des soignants ont à cœur le bien-être des femmes et des enfants ! Ces données les aideront donc à prendre conscience que leurs gestes ou paroles peuvent avoir des conséquences à moyen terme… conséquences souvent invisibles à la maternité.