Comment fait-on pour s’occuper d’un enfant tout en étant non-voyant ? Vu de l’extérieur, cela paraît mission impossible. Et pourtant, en conscience du défi à relever, les mères compensent leur handicap par un surinvestissement des autres sens et par un panel d’efforts et d’ingéniosité… Dans tous les cas, elles nous poussent à désapprendre ce que nous avons appris, à comprendre comment se construisent les liens, à nous intéresser davantage aux ressentis qu’aux images.

 

Femme qui ferme les yeux

Changer de regard… sur la déficience visuelle

 

Christelle Gosme1, psychologue clinicienne et docteure en psychologie, également auteure du livre La sensorialité dans les liens mères-enfants aux Éditions Érès, invite à faire une distinction entre la vision et le regard. La vision se définit comme une fonction dont le but est de permettre la reconnaissance des objets. Les mères déficientes visuelles, malgré leurs troubles de la vision, portent tout de même un regard sur leur bébé. Ainsi, selon M. Piot, psychanalyste, voir pourrait être défini comme un acte cognitif et regarder comme un acte affectif.

 

J’ai alors tenté d’imaginer, de fermer les yeux, naïvement, pour voir ce qu’elles ne voient pas. Sans succès, car en les côtoyant, je me suis rendu compte qu’elles voyaient ce que je ne voyais pas, et inversement. Et il m’a semblé absurde d’essayer de comparer ou de chercher une différence2.

Delphine WARIN Photographe

J’étais partie dans l’idée de me retrouver face à des femmes en grande difficulté, mais en fait, pas tant que ça. Elles avaient toutes mis en place des astuces et la seule chose qui leur manquait, c’était la confiance en elles3.

Julie TAGLIAVINI Sage-femme

Bébé dans les bras de sa mère

Une dynamique sensorielle augmentée

 

Devenir mère au grès des sensations

Si la société - et les professionnels de santé ou d’éducation parfois - fait douter la femme porteuse d’un handicap visuel à avoir les capacités à s’occuper d’un enfant, celle-ci, paradoxalement, se sent plus naturellement « mère ». Souvent, explique Christelle Gosme, psychologue clinicienne et docteure en psychologie1, les mères voyantes ont besoin de voir leur bébé à l’échographie pour réaliser pleinement la grossesse. Selon une étude comparativea, les mères non-voyantes, plus à l’écoute de leur corps et de leurs sensations, sentiraient plus vite, plus tôt, leur bébé bouger et investiraient plus facilement leur grossesse. Ainsi, elles développeraient plus rapidement une relation privilégiée avec leur enfant à naître. Ces mamans allaiteraient également plus souvent et plus longuement leur enfant, et le porteraient davantage en écharpe. Quand il y a un handicap visuel, la proximité mère/enfant est comme renforcée pour interagir et se sécuriser. 

 

Chez la mère qui voit, la confrontation visuelle entre le bébé imaginaire et le bébé réel est plus abrupte puisque d’une seconde à l’autre elle est confrontée à une réalité inexorable. En revanche, pour la mère handicapée visuelle, la réalité de son bébé va se constituer progressivement sensation après sensation, et elle reste toujours aménageable. Elle ne dispose pas d’images visuelles du bébé et elle est donc protégée du caractère immédiat et totalisant de l’image, laissant à chacun des sens une marge de liberté créatrice et d’acclimatation progressive4.

Edith THOUEILLE Édith THOUEILLE Puéricultrice et spécialiste de l’accompagnement à la parentalité de personnes en situation de handicap

Ces mères nous questionnent sur la place que l’on donne aujourd'hui au visuel. Dans un monde où le visuel prend de plus en plus de place, où les images sont de plus en plus investies, où l’extériorité peut primer sur l’intériorité, que nous enseignent les mères avec une déficience visuelle sur la sensorialité et l’intériorité ? Et si nous nous concentrions un peu plus sur notre intériorité : qu'est-ce que j'éprouve, qu'est-ce qui se passe à l'intérieur de moi ? Qu'est-ce que je perçois de mon environnement ?1

Christelle GOSME Christelle GOSME Psychologue clinicienne et Docteure en psychologie

 

Être en lien par le toucher

Le toucher devient un sens crucial pour les mères non-voyantes, leur permettant de compenser l'absence de la vue tout en maintenant une connexion forte avec leur bébé. Ainsi elles peuvent détecter des informations essentielles sur l'état de l'enfant, comme la température de sa peau ou les textures qui peuvent signaler une gêne ou une irritation, le poids de la couche qui indique si c’est le moment de la changer, etc. Le toucher leur permet aussi de percevoir les réactions subtiles du bébé, telles que ses mouvements ou ajustements, qui révèlent s'il se sent bien ou est mal installé. Le toucher est un véritable langage silencieux, permettant à la mère de comprendre les émotions et les besoins de son enfant. 

 

Les mères avec une déficience visuelle nous permettent de nous intéresser plus particulièrement au toucher, un toucher qui peut revêtir plusieurs formes : affectueux comme on le connaît, mais aussi informatif ou didactique. Avec le toucher, les mères doivent trouver la « distance suffisamment bonne » avec leur enfant, pour reprendre l’expression de Winnicott, ni trop prêt pour ne pas être intrusive ou excitante, ni trop loin pour garantir la sécurité physique et psychique du bébé1

Christelle GOSME Christelle GOSME Psychologue clinicienne et Docteure en psychologie

 

Être en lien à travers les sons

Les mères non-voyantes développent une écoute particulièrement fine des sons émis par leur bébé, car ces derniers sont des indicateurs essentiels de son bien-être. Les pleurs, la respiration, les vocalisations ou les bruits de mouvements servent de signaux permettant de comprendre l'état de l'enfant. Certaines mères rapportent qu’elles peuvent distinguer les nuances dans les pleurs (intensité, durée, tonalité) et détecter des besoins spécifiques comme la faim, la douleur ou la fatigue. La voix du bébé devient également un lien émotionnel fort, renforçant l'attachement et la communication entre la mère et son enfant. L’échange oral maintient une interaction constante qui accompagne les gestes du quotidien, les temps de repas, du bain, du change, de jeux… 

 

Le langage entre les mères avec une déficience visuelle et leur enfant peut revêtir une dimension descriptive nécessaire à la communication « que vois-tu ? C’est de quelle couleur ? C’est quel animal ? » mais celui-ci ne doit pas omettre l’expression des ressentis. Pour compenser cela, il faut encourager l’expression des ressentis et des émotions de chaque partenaire et accompagner l’enfant dans un processus de symbolisation1.

Christelle GOSME Christelle GOSME Psychologue clinicienne et Docteure en psychologie

Femme qui fait un bisou à un bébé

Les défis face au handicap

 

Des difficultés à se sentir légitime

La question de la parentalité dans le contexte du handicap est souvent abordée sous l'angle des parents d'enfants en situation de handicap, rapporte Marion Doé, Docteure en sociologie5. Une simple recherche bibliographique avec les mots-clés "parentalité" et "handicap" montre bien que cette approche est prépondérante. Cependant, l'autre facette de cette question, celle des parents eux-mêmes porteurs d'un handicap ayant des enfants dits "valides", reste largement ignorée et invisible. De plus, le parent est habituellement perçu comme celui qui assure le rôle de pourvoyeur de soins. Mais comment un individu catégorisé comme déficient peut-il assumer ce rôle et endosser cette responsabilité ? Comment prodiguer des soins à un enfant — le nourrir, l'éduquer, garantir son hygiène, sa sécurité — quand on est soi-même limité ? Les situations tendent à être dramatisées, considérées comme illégitimes ou irresponsables. 

 

La femme handicapée est plus que l’homme handicapé réduite à son seul handicap. Son identité de femme est niée ou occultée. Par exemple, lorsqu’une femme handicapée est enceinte, c’est le plus souvent vécu par l’entourage comme une calamité. Lorsqu’un homme handicapé annonce qu’il va avoir un enfant, on le félicite ! Dans les représentations stéréotypées, c’est évidemment la femme qui transmet le handicap ! 6

Maudy PIOT Psychanalyste et fondatrice de l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir

 

Une adaptation réciproque

La mère non-voyante doit s’ajuster en permanence à son enfant, pour répondre à ses besoins et accompagner son développement. En effet, l’enfant qui grandit impose des défis pratiques toujours nouveaux. Le passage à quatre pattes, les premiers pas… à chaque étape il faut trouver des stratégies et revoir ses pratiques. Christelle Gosme, psychologue clinicienne et docteure en psychologie1, souligne la créativité et l’ingéniosité dont ces mères font preuve dans le quotidien pour remplir leur rôle de parent.

De son côté, le bébé s’ajuste aussi à sa mère : il reconnaît et réagit au mode relationnel que cette dernière utilise pour s’occuper de lui, favorisant les sens du toucher et de l’ouïe. En grandissant, l’enfant fait preuve d’un certain bilinguisme relationnel ; il adopte une façon de faire avec sa maman et une autre façon de faire avec les autres. Édith Thoueille4, puéricultrice et spécialiste de l’accompagnement à la parentalité de personnes en situation de handicap, souligne que relativement tôt l’enfant prend conscience du handicap de sa mère, et de comment il peut l’assister, comme retrouver un cube sur le tapis ou orienter correctement le visage face à la cuillère.

 

Il a été remarqué que les parents porteurs d’un handicap visuel s’impliquent de façon chaleureuse dans les relations avec le bébé dès la naissance. Malgré le fait que la mère ne maintient jamais le bébé en face à face, le bébé ne renonce pas à la communication avec sa mère, contrairement à ce que l’on observe dans les expérimentations de Still Face (visage impassible et absence de réactivité) ou dans les interactions mères déprimées/bébé4.

Edith THOUEILLE Édith THOUEILLE Puéricultrice et spécialiste de l’accompagnement à la parentalité de personnes en situation de handicap

 

Une attention de tous les instants

Christelle Gosme, psychologue clinicienne et docteure en psychologie1, met en lumière les capacités extraordinaires de concentration et d’attention des mères non-voyantes, qui mobilisent une énergie considérable pour décoder les signaux subtils émis par leur enfant et trouver les moyens appropriés d'y répondre. Ce processus exigeant nécessite un engagement sensoriel profond, où la capacité à capter les variations dans les sons, la voix ou les bruits corporels devient essentielle. Ainsi, lors d’un échange verbal, ces mères restent souvent immobiles, totalement absorbées par l’écoute et l’observation attentives des moindres nuances : une forme d'attention surdéveloppée. Cette disponibilité extérieure, mais aussi intérieure, peut être mise à mal si la maman est fatiguée ou déprimée.

 

Peut-être, naturellement, le bébé cherche-t-il au début le regard de sa mère. Mais au fond, ce qu’il cherche, c’est une réponse à un signal qu’il a adressé à sa mère. Si le bébé perçoit que cela ne se passe pas par la vision, il va essayer de s’adapter et chercher une réponse via un autre canal sensoriel1.

Christelle GOSME Christelle GOSME Psychologue clinicienne et Docteure en psychologie

 

Une santé mentale fragilisée

Une tendance à la dépression se retrouve fréquemment chez les mères non-voyantes. Leur handicap les touche dans leur vie personnelle et dans leur relation avec leurs proches, dont leur bébé à qui elles peuvent craindre de transmettre leur maladie et pour lequel elles peuvent craindre de ne pas être à la hauteur. Cette tendance dépressive existe sans doute depuis leur propre enfance, parfois teintée de traumatismes et de mauvais traitements, mais elle peut être accentuée par leur accès à la maternité.

 

L’accès à la parentalité est avant tout une révolution personnelle. Cette démarche réveille sa propre enfance, son rapport à ses parents, ses frères et sœurs, des parcours parfois très cabossés… Je vois encore des couples non-voyants qui n’auront pas d’enfant, parce qu’ils ne sont pas prêts psychologiquement3.

Drina CANDILIS-HUISMAN Drina CANDILIS-HUISMAN Psychologue clinicienne

 

Certaines étapes peuvent aussi être difficiles, comme celle de l’éloignement lorsque l’enfant commence à être en mouvement. Édith Thoueille, puéricultrice et spécialiste de l’accompagnement à la parentalité de personnes en situation de handicap4, explique comme l’absence de vision fait vivre à la mère, une strange-situation à l’envers : les situations d’éloignement, au lieu de déstabiliser l’enfant, déstabilisent la mère non-voyante. 

Famille au soleil

Accompagner la parentalité

 

S’entraider pour organiser le quotidien

Être parent en étant malvoyant ne s’improvise pas. Les échanges avec d’autres parents et professionnels, via des blogs, des forums, des associations, des dispositifs d’accompagnement à la parentalité… permettent de glaner des conseils et des astuces7.

Par exemple, comment sécuriser :

  • son logement (cache-prise, barrière de four et de cuisine, protection d’angle…)
  • les premiers déplacements (casque, harnais anti-chute…)
  • le moment du bain (transat de bain pour avoir les mains libres…), du change (sentir les pieds du bébé sur son ventre, utiliser un matelas à langer sécurisé avec un harnais…) ou du repas (tenir son bébé sur ses genoux)…

Il existe une grande variété de matériels spécialisés qui faciliteront le quotidien : biberons avec graduations en relief, assiette ventouse, attache-tétine, pipette avec encoches pour la prise des médicaments, thermomètre vocal…
 

Le SAPPH (Service d’Accompagnement à la Parentalité des Personnes en Situation de Handicap) et le dispositif CapParents proposent un soutien et un accompagnement personnalisés aux futurs parents tout au long de leur parcours, en offrant des services adaptés à chaque étape : avant la conception, pendant la grossesse et après la naissance8.

Les mères non voyantes ont besoin d’aide et passent un temps certain à trouver cette aide pour fournir in fine, un travail de care pour leur(s) enfant(s). Par des tactiques elles reconfigurent leurs pratiques parentales en réaction au soupçon d’être inaptes et incapables qu’elles ressentent ou qui leur est clairement adressé, elles parviennent à développer d’autres capacités d’agir5.

Marion DOÉ Docteure en sociologie

 

Des aides sociales adaptées aux besoins des parents

Les Nations Unies ont adopté en 2006 la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Son article 23 incite les États à lutter contre les discriminations liées au mariage, à la vie familiale et aux responsabilités parentales. En France, cette Convention n’a pris effet qu'en 2010, et c'est à partir de 2021 qu'elle a permis l'accès au droit à Prestation de Compensation du Handicap dans le cadre des fonctions parentales.

Cette prestation se compose de plusieurs types d’aides7 :

  • les aides humaines pour soulager les parents dans leurs tâches quotidiennes, comme pour effectuer la toilette du bébé, aller le promener, etc.
  • les aides techniques pour l'achat ou la location d'un équipement adapté (poussette, table à langer…)
  • l’aide à l’aménagement de logement (ou de véhicule) qui correspond à tout investissement permettant à la personne de circuler chez elle, d'utiliser les équipements indispensables à la vie courante, de se repérer et de communiquer, sans difficulté et en toute sécurité. Sont concernées les pièces destinées à assurer l'éducation et la surveillance des enfants.

 

La meilleure façon de faire, c’est de reconnaître ses propres limites et d’accepter de déléguer tout en ne se laissant pas envahir par d’autres personnes. Tout est question d’orchestration des aides : savoir déléguer les bonnes tâches et aux bonnes personnes et savoir s’emparer des dispositifs d’accompagnement de l’expérience d’autres parents3.

Drina CANDILIS-HUISMAN Drina CANDILIS-HUISMAN Psychologue clinicienne