Accueillir un enfant au sein de la protection de l’enfance, c’est d’abord reconnaître qu’il arrive souvent marqué par des carences multiples, des ruptures précoces et une trajectoire de vie mouvementée. Comprendre les besoins spécifiques de ces enfants permet d’interroger nos dispositifs et les réponses que nous offrons face à l’urgence de leur développement. Car derrière chaque situation, se joue une partie essentielle de leur avenir.

381 000
Au 31 décembre 2022, les mineurs et majeurs de moins de 21 ans bénéficient de 381 000 mesures d’aide sociale à l’enfance, dont plus de la moitié d’entre elles sont des mesures d’accueil en dehors du milieu de vie habituel. (1)
-20 ans
Les jeunes pris en charge par l’ASE auraient 20 ans de moins d’espérance de vie par rapport au reste de la population. (2)
+44%
Depuis 1998, le nombre total des mesures d’aide sociale à l’enfance a crû de 44 %, alors que dans le même temps la population des moins de vingt et un ans n’augmentait que de 1,6 %. (2)
Enfant triste

La vulnérabilité de l’enfant accueilli

Un contexte de santé globale souvent fragilisée

Il est important de rappeler qu’au moment où l’enfant quitte son domicile, il a généralement enduré des difficultés, qui peuvent déjà avoir eu un impact sur son développement. Selon l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), 45 % des enfants accueillis en protection de l’enfance en France ont été victimes d’une ou plusieurs formes de maltraitance. L’étude « Penser petit » en 20193 souligne que les plus jeunes présentent fréquemment des signes de malnutrition, des retards de langage et de développement, des troubles du sommeil ainsi que des affections respiratoires, dermatologiques, neurologiques ou motrices, souvent liés à un environnement de vie limité ou à des naissances prématurées. À cela s’ajoutent des carences dans le suivi médical, comme l’absence de carnet de santé ou des vaccinations incomplètes. L’ensemble de ces difficultés nécessite une prise en charge médicale, psychologique et éducative globale. À tout cela se rajoutent les difficultés en lien avec la séparation et les changements que cela implique.

 

Le développement de l’enfant et ses troubles se jouent à l’exact entrecroisement du “dedans” et du “dehors”, soit à l’interface de sa part personnelle et de son entourage, soit encore au point de rencontre des facteurs endogènes (son équipement neurobiologique, cognitif…) et des facteurs exogènes (les effets de rencontre avec l’environnement écologique, biologique, alimentaire et surtout relationnel) 3.

Bernard GOLSE Pédopsychiatre

 

Le traumatisme de la séparation

Aujourd’hui, rappelle Séverine Euillet4, chercheuse en sciences de l’éducation, on parle unanimement de psychotrauma lorsqu’un enfant est séparé de sa famille pour être accueilli dans un autre lieu. Sur ce sujet, les travaux de la pédopsychiatre Hana Rottman sont précieux. Dans sa clinique, elle observe les effets de la séparation sur l’enfant : certains peuvent décompenser, devenir agressifs ou extrêmement passifs, voire atones. Pourtant ces observations ne la conduisent pas à proscrire le recours à la séparation, parfois indispensable pour mettre l’enfant en sécurité. Ce n’est pas tant l’acte en soi qui fait trauma, mais que ce qui est proposé ensuite. On ne peut analyser la séparation indépendamment du parcours global de l’enfant. Cela amène à interroger ce qui est mis en place au moment même de la séparation et juste après : quel accueil, quel "amorti" psychique est offert à l’enfant ? La séparation ne peut être pensée comme un événement hors-sol : elle s’inscrit dans une trajectoire, et c’est à cette lumière qu’elle prend sens. Isoler ses effets n’a donc que peu de pertinence sans considérer le vécu global de l’enfant et la manière dont son histoire est accompagnée.

 

Le constat des difficultés chez les enfants protégés

Des travaux5 mettent en avant des difficultés importantes sur plusieurs plans du développement chez les enfants accueillis en dehors de leur domicile dans le cadre d’une mesure de placement. Par exemple : sur le plan cognitif avec de possibles écarts de QI, sur le plan du langage avec des performances inférieures en expression orale, lecture et orthographe, sur le plan psychomoteur avec des scores plus faibles chez les enfants vivant en institution. Mais il faut rester prudent, alerte, Séverine Euillet4, chercheuse en sciences de l’éducation : les situations sont d’une grande hétérogénéité et les échantillons des études sont loin d’être représentatifs. Attention à ne pas enfermer ces enfants dans une image négative qui les desservirait et qui desservirait aussi la façon de penser des politiques. Le constat de troubles du développement ne doit pas servir à stigmatiser une population, mais doit servir de tremplin, en cas par cas, pour agir sur les difficultés mises à jour.

 

Il est évident que de très nombreux enfants arrivent abîmés. Il s’agit d’une population exposée à des risques importants de perturbations, justifiant une vigilance renforcée, des moyens adéquats et des diagnostics rigoureux. À leur arrivée, au regard de ce qu’ont pu vivre ces enfants, il serait essentiel de mettre en place un bilan systématique, non seulement de santé physique, mais aussi de santé mentale, en évaluant également leur bien-être subjectif4.
 

Severine Euillet Séverine EUILLET Chercheuse en sciences de l’éducation

Enfant qui tient une main

Les besoins de l’enfant protégé pour se développer

Se sentir rassuré vis-à-vis de sa famille d’origine

Séverine Euillet4, chercheuse en sciences de l’éducation, reprend les paroles de la pédopsychiatre Hana Rottman : l’absence peut être un vide sans fond… une idée qui résonne fortement dans le champ de la protection de l’enfance. Lorsqu’un enfant est accueilli en placement, il continue de s’inquiéter pour son parent, indépendamment des circonstances ayant conduit à la séparation. L’enfant est souvent conscient de sa vulnérabilité, il a besoin de savoir que son parent est lui aussi soutenu, pris en charge, entouré. C’est aussi une manière de s’assurer que son propre éloignement ne génère pas davantage de souffrance. Il cherche à se rassurer, mais aussi à rassurer son parent : lui montrer qu’il va bien, que cette séparation ne détruit pas les liens. Dès lors, la question se pose : comment décliner cette nécessité pour chaque enfant, de manière adaptée ? Pour certains, cela pourra passer par des visites. Pour d’autres, ce sera à travers des formes plus symboliques de liens : des nouvelles régulières, des récits partagés par les professionnels : "Ta maman va bien, elle a déménagé, elle t’embrasse" ou encore des objets ou des photos évoquant le quotidien du parent. 

 

L’enfant a besoin de sentir que l’on prend soin de ses parents, si défaillants et maltraitants ont-ils pu être à son égard. Une équipe, qui accompagne les enfants sur de longues durées d’accueil et mène des visites médiatisées, observe qu’à l’âge de l’école primaire, apparaît généralement chez l’enfant un désir de réparation de son parent, un désir de venir le soigner, de lui faire des cadeaux, de lui venir en aide, à travers des sollicitations du service (« et si vous mettiez quelqu’un pour faire le ménage », « et si vous alliez le chercher… »). L’enfant s’interroge sur la façon d’amener son parent à devenir un parent normal.6 


Ce que l’on nomme la présence dans l’absence est un levier central : maintenir une trace vivante du lien familial dans l’esprit de l’enfant. Car, quoi qu’il en soit, l’enfant se construit dans et à travers son histoire familiale, dans ce récit qu’il continue de porter en lui, même en dehors de la présence physique de ses proches4.
 

Severine Euillet Séverine EUILLET Chercheuse en sciences de l’éducation

 

Trouver de nouvelles figures d’attachement

Lorsqu’un enfant quitte le domicile d’origine, la mise en place de nouvelles figures d’attachement, est essentiel pour lui permettre de vivre des expériences relationnelles réparatrices, réinstallant progressivement la confiance en l’autre et en lui-même. Ces adultes, assistants familiaux, éducateurs, référents, doivent être émotionnellement disponibles, stables, sensibles, capables de décoder les besoins de l’enfant, de l’apaiser et de lui offrir des réponses cohérentes. Le pédopsychiatre Romain Dugravier, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne7, souligne à ce titre que maintenir une proximité relationnelle avec l’enfant est une condition fondamentale de son bon développement et que la distance peut être à la limite de l’erreur professionnelle. Il rappelle également que les enfants protégés, souvent marqués par des traumatismes, ont un besoin vital d’exister dans le regard d’un ou plusieurs adultes fiables. Cela n’a rien à voir avec une concurrence affective avec les parents, précise-t-il.

 

Bénéficier d’une continuité dans la prise en charge

Emmanuelle Toussaint et Justine Salmon, psychologues cliniciennes8, connues pour leurs travaux sur la souffrance psychique des enfants protégés, rapportent que la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant puis la stratégie nationale de protection de l’enfance 2020-2022 insistent sur l’importance de sécuriser les parcours des enfants protégés et de prévenir les ruptures. Ces orientations sont étayées par de nombreuses recherches montrant une forte prévalence des troubles mentaux chez les enfants ayant vécu plusieurs ruptures. L’instabilité est corrélée à une vulnérabilité émotionnelle accrue et à des troubles du comportement (colère, opposition, agressivité) qui, mal pris en charge, peuvent aggraver les difficultés d’accueil et favoriser une nouvelle rupture. Pour se développer, insiste Séverine Euillet4, chercheuse en sciences de l’éducation, l’enfant doit pouvoir bénéficier d’un cadre sécurisant, stable et disponible, et ce d’autant plus quand il y a déjà des fragilités. Malheureusement, les moyens dont disposent les dispositifs de la protection de l’Enfance ne permettent pas d’être à la hauteur de ces enjeux. 

 

Les changements itératifs, les successions de lieux de vie, constituent une véritable lame de fond. Lorsqu’un enfant est accueilli en dehors de son domicile, c’est comme si on le projetait sur la lune : tout est nouveau, les visages, les règles, les lieux, les odeurs, l’école. Ce changement total, répété plusieurs fois, sans que l’enfant ne puisse en saisir le sens, sans l’avoir anticipé, ni maintenir un lien avec ce qui précède, devient un facteur majeur de souffrance psychique. C’est dévastateur pour son développement. Et au-delà de ces changements visibles, il existe aussi des micro-changements, plus discrets, qui passent sous les radars, mais qui sont tout aussi déstabilisants : changements de référents, d’organisation interne des lieux collectifs...4

Severine Euillet Séverine EUILLET Chercheuse en sciences de l’éducation

Enfant et parent de dos

Relation enfants/parents : comment et pourquoi ?

Distinguer « liens » et « rencontre »

Des cliniciens investis dans le travail autour du lien entre l’enfant confié et ses parents soulignent l’importance de distinguer clairement le lien de la rencontre6. Le lien ne se résume pas à la simple interaction physique : en tant que lien psychique, il ne se rompt pas, mais évolue en fonction du développement de l’enfant, de ses représentations internes, de ses états émotionnels, de ses capacités de compréhension, de sa maturation psychique… Ce lien se construit aussi bien dans la présence que dans l’absence. La rencontre ou le contact ne garantit ni la sécurité affective ni la consolidation du lien ; elle ne favorise pas toujours un processus constructif pour le psychisme de l’enfant. Elle peut, au contraire, fragiliser ce lien, raviver les causes mêmes de la séparation, avec un effet potentiellement délétère sur le développement de l’enfant.

 

Le lien fait référence à la connexion biologique, légale ou émotionnelle réciproque qui existe entre un enfant et ses parents ou autres membres de la famille. Ce lien est souvent perçu comme inaliénable et fondamental pour le développement de l’identité de l’enfant. Il est associé à des notions de patrimoine, d’héritage culturel et familial, et d’une continuité à travers les générations.

Le contact, en revanche, se réfère à l’interaction physique ou communicationnelle entre un enfant et un membre de sa famille. Il est possible de réglementer, limiter ou superviser ces interactions en fonction de ce qui est considéré comme étant dans le meilleur intérêt de l’enfant.9

 

Les difficultés des parents à se positionner

Les parents séparés de leur enfant décrivent un isolement profond, une impression d’être constamment jugés et une communication difficile avec les professionnels, observe Séverine Euillet4, chercheuse en sciences de l’éducation. Ce constat révèle une absence criante de dispositifs de soutien à la parentalité. Une fois que l’enfant est confié à la protection de l’enfance, les parents se retrouvent souvent sans accompagnement, sans repères clairs sur ce qui est attendu d’eux pour envisager une réunification. Bien que les motifs du placement leur soient communiqués dans l’ordonnance, ce qu’ils doivent travailler, les démarches à entreprendre, les ressources disponibles, restent floues. Par ailleurs, l’évaluation permanente dont ils font l’objet ajoute une pression supplémentaire : chaque interaction avec un professionnel devient un espace d’observation, où le moindre mot peut être interprété à charge. Ce climat rend difficile l’expression des difficultés parentales. Certains parents n’osent plus demander d’aide, de peur que leurs aveux ne soient utilisés contre eux. Ils décrivent un système où "quoi qu’on dise, ça ne va pas".

 

Quand cela est possible, des temps de rencontre et de contact en dehors des visites médiatisées, permettent de mieux se connaître au quotidien. Par exemple, dans certaines structures, les parents sont invités à venir partager un repas, voir un film, et parfois même prendre quelques jours de vacances avec leurs enfants et l’équipe éducative. Nous avons maintenant des éléments au niveau de la littérature sur les facteurs de réussite du retour en famille. Et de manière très claire, il y a la préparation qui passe par un retour progressif, avec le maintien du lien avec les personnes du lieu d'accueil. Ces personnes devraient toujours constituer des ressources que l'enfant comme les parents peuvent mobiliser… d’où l’importance de se connaître et de passer du temps ensemble4.

Severine Euillet Séverine EUILLET Chercheuse en sciences de l’éducation